Dix réflexions sur La Presse+
La très attendue édition tablette du quotidien La Presse est finalement offerte depuis ce matin sur l’App Store d’Apple. La Presse+ est une application pour tablettes offerte exclusivement pour l’iPad pour l’instant (mais une version Android s’en vient), qui permet de s’abonner gratuitement à une version numérique de La Presse.
Il ne s’agit pas d’un site Web, mais vraiment d’un quotidien au sens classique du terme, puisque le journal est publié une seule fois par jour, tous les matins à 5h30. Une page active est toutefois disponible dans l’application pour accéder aux dernières actualités.
La Presse+ offre sensiblement le même contenu que La Presse en papier, mais avec plus de contenu multimédia, une nouvelle section exclusive (Pause) et des publicités augmentées.
Voici dix premières réflexions sur La Presse+ (La Presse Plus), un projet risqué et audacieux.
La Presse+: loin d’être un site Web ou un lecteur RSS
Un élément ressort lorsque l’on discute avec les employés de La Presse à propos de leur application pour tablettes: La Presse+ est un véritable travail de moine, qui demande un effort de mise en page considérable.
La Presse+ n’est pas un système automatisé qui affiche des fils RSS, mais un quotidien numérique, où tout est placé à la main et où chaque page demande plusieurs heures de travail.
Ce souci esthétique, combiné au fait que l’on reçoit quotidiennement une édition «finie» de La Presse+, avec un début et une fin, contribue à différencier La Presse+ de LaPresse.ca ou de LP Mobile, par exemple.
Lire La Presse+ est donc une expérience beaucoup plus près de la lecture du quotidien en papier que de ce que l’on a eu l’occasion d’essayer jusqu’ici avec les autres plateformes électroniques des quotidiens québécois.
Et c’est une excellente chose, car même dans cette ère d’information en continu, terminer son quotidien a quelque chose de très satisfaisant.
La Presse+ brille par l’intégration du contenu multimédia
Comme on pourrait s’en douter, le contenu multimédia brille particulièrement dans La Presse+. Chaque photo (chaque, même celles rognées dans la mise en page!) peut être agrandie en plein écran, et le contenu vidéo est abondant.
Sur ce point, les avantages de La Presse+ par rapport à la version papier sont évidents.
La séparation des articles dans La Presse+ n’est pas toujours une bonne chose pour la lecture
Mon premier bémol avec La Presse+ est le même que j’ai avec la très grande majorité des applications de quotidiens ou de magazines sur iPad.
Ce n’est pas parce que l’iPad permet de séparer un article en 10 onglets que c’est forcément une bonne chose de le faire.
Dans La Presse+, certains articles plus longs sont justement séparés en onglets. Certains de ces onglets demandent à ce que le texte soit défilé ensuite, et d’autres non. Votre lecture de l’article est donc non seulement constamment interrompue par ce cliquage avec le doigt, mais vous glissez aussi parfois alors que vous ne devrez pas, etc. Personnellement, ce n’est pas une expérience que je trouve agréable, et je ne trouve pas que cela facilite la lecture. Au contraire.
Et ce ne sont pas que les longs articles qui sont fragmentés et qui demande de jouer constamment avec sa tablette.
On retrouve cette formule aussi avec les brèves, ou avec les articles qui présentent plusieurs produits.
Je suis convaincu que les participants aux focus groups aiment ces textes éclatés, mais ceux-ci ralentissent le rythme de lecture, tout en étant déconcentrant.
Je préfère donc largement cette mise en page, qui me permet de voir plusieurs sujets en un coup d’œil :
À celle-ci, qui me force à cliquer et à tout lire (honnêtement, je risque plutôt de sauter cette page dans la vie de tous les jours, même si esthétiquement, il ne fait aucun doute qu’elle est plus belle que l’autre exemple).
Mais bon, il semble que je sois le seul à défendre cette cause: outre The Guardian, la plupart des applications iPad emploient cette stratégie.
La Presse devrait ajuster sa mise en page selon le jour et les cahiers
Les différents types de mise en page de La Presse+ pourraient être représentés sur un axe où d’un côté une page est agréable à lire (comme un magazine), et de l’autre celle-ci est efficace pour donner de l’information rapidement.
Je crois que La Presse devra jouer intelligemment avec ces deux modèles, si elle veut maximiser son application.
Par exemple, les cahiers plus magazines, ceux qui seront probablement lus le soir, peuvent se permettre les mises en page complexes, qui ralentissent le rythme de lecture, mais qui rendent l’expérience plus agréable.
Pour les cahiers d’actualité – le cahier A, La Presse Affaires, Les Sports -, on peut imaginer que les lecteurs voudront obtenir leur information rapidement, surtout les matins de semaine. Personnellement, je crois que La Presse aurait donc tout intérêt à offrir des mises en page simples, mais efficaces, du lundi au vendredi, et de concentrer leurs expériences et leurs articles avec beaucoup de contenu multimédia pour la fin de semaine.
Car la majorité de leurs lecteurs n’ont pas une heure à leur confier avant d’aller au boulot tous les matins.
D’ailleurs, je crois que l’interface de La Presse+ pourrait être améliorée en offrant un mode de navigation plus efficace, peut-être par exemple avec une jolie table des matières pour chaque cahier (quitte à la diviser en quelques pages pour les longs cahiers), un peu à la manière de ce que fait The Guardian, qui permet de feuilleter tout le journal en une dizaine de glissements de doigts seulement.
La Presse+ est un vrai party pour les publicitaires
Les publicitaires vont carrément raffoler de La Presse+.
Le potentiel des publicités interactives de La Presse+ est immense. Au lieu de présenter la pochette d’un disque avec la note «en vente partout», il pourrait par exemple être possible de jouer des extraits dans la pub, de lire des critiques et même d’acheter le disque directement.
Un jeu interactif dans une publicité pourrait aussi permettre de conserver un utilisateur pendant de nombreuses secondes (voir minutes) sur la pub, etc.
Personnellement, j’ai bien hâte de voir à quoi les créatifs les plus audacieux penseront au cours des prochains mois, mais La Presse+ offre clairement un carré de sable intéressant pour eux.
Évidemment, les publicités sur l’iPad seront aussi beaucoup plus dispendieuses à produire, ce qui donne une autre raison aux publicitaires de se réjouir (et à La Presse, qui a développé une bonne expertise là-dedans au cours des dernières années et qui peut ainsi offrir ses services à ses annonceurs!).
Les conflits entre la rédaction et les ventes sont à prévoir
Les critiques de vin de La Presse+ mènent directement au site de la SAQ, sans même quitter l’application. Si cette fonction a tous les airs d’une publicité, ce n’est pas le cas. Les liens vers les bouteilles de la SAQ sont fournis gratuitement par La Presse.
Les critiques de disques ne mènent pas non plus vers un site comme Amazon.com, mais on peut imaginer qu’une intégration du genre pourrait vraiment en intéresser plusieurs à La Presse. Même chose pour les NOMBREUSES listes de cadeaux de Noël du quotidien.
Les risques de dérive avec des publicités du genre sont toutefois évidents: critiques de disques populaires poussées pour augmenter les ventes, contenu publicitaire déguisé, etc.
Pour l’instant, La Presse est rentable, et l’entreprise n’abuse donc pas de ces possibilités.
Mais lorsque le quotidien connaîtra ses prochaines années noires, vous pouvez être certains que certains voudront en profiter. Ça sent le conflit interne.
L’économie de La Presse+
La Presse+ est une drôle de bibitte. Alors que les médias du monde se (re)tournent vers les modèles payants, le quotidien numérique de Gesca est 100% gratuit. Est-ce une bonne idée? Je crois que oui. Voici quelques choses à considérer avant d’annoncer que l’entreprise court à sa perte.
Oubliez le coût de développement
La Presse+ a coûté 40 millions $ à développer. Il ne sert à rien de comptabiliser cette dépense comme un frais à amortir en quelques années, il s’agit plutôt d’un investissement à long terme, financé en partie avec les profits engendrés par La Presse pendant ses bonnes années depuis 2010.
Alors que d’autres compagnies ont encaissé leurs profits, La Presse a investi les siens (et peut-être un peu plus) au cours des dernières années dans ce projet.
Si on considère les finances de La Presse+, c’est donc à partir de maintenant qu’il faut les considérer.
Publicité augmentée, profits augmentés
Le grand problème du web, et des quotidiens, c’est la valeur des publicités qui chute sans cesse chaque année. En gros, chaque lecteur vaut de moins en moins.
Évidemment, les publicités de La Presse+ tomberont dans une tout autre catégorie. L’annonce de disque imaginée plus tôt, qui permet de faire entendre l’album à l’utilisateur (et même de l’acheter!), vaut en effet plus cher qu’une publicité traditionnelle.
Si le marché embarque dans ces publicités, et s’il est prêt à payer, chaque lecteur de La Presse+ pourrait donc valoir plus cher que n’importe quel autre lecteur. D’où l’intérêt pour La Presse d’offrir son quotidien numérique gratuitement pour avoir le plus grand nombre de lecteurs possibles.
Ceux qui veulent en savoir plus sur le fonctionnement de la publicité sur La Presse+ peuvent consulter cet excellent billet de Geeks and and Com’.
Autres considérations
Évidemment, il y a aussi beaucoup d’autres facteurs à prendre en compte. Imprimer La Presse – et la distribuer – coûte cher, alors que tout ceci est gratuit pour La Presse+.
Celle-ci a toutefois évidemment aussi des frais, notamment une centaine d’employés dédiés, un nouveau cahier exclusif, etc. Si La Presse papier disparaît aussi un jour, il faudra bien évidemment comptabiliser une bonne partie des dépenses de la salle de rédaction dans le budget de La Presse+.
Dans tous les cas, il est difficile d’estimer le budget d’un projet du genre. Mais La Presse – qui dispose de chiffres que nous ne possédons pas – y croit.
Et n’oublions pas aussi que La Presse pourrait tenter d’offrir son application à d’autres quotidiens ailleurs dans le monde.
Quand on saute dans le vide, des fois on se pète la gueule
Évidemment, tout le succès de La Presse+ repose sur deux principes: les lecteurs suivront, et les entreprises embarqueront dans le nouveau modèle publicitaire.
Je suis pas mal convaincu que les lecteurs suivront, du moins à long terme, mais on ne sait jamais, et les entreprises pourraient très bien trouver ces publicités interactives trop dispendieuses.
Même si je crois au projet, on ne sait évidemment jamais ce qui peut se passer.
Les tablettes sont suffisamment populaires pour assurer un bon lectorat potentiel à La Presse+
Évidemment, ce n’est pas tout le monde qui possède une tablette, mais l’adoption de ces appareils au Canada est tout simplement impressionnante. Certaines études avancent qu’un Canadien sur quatre possédait une tablette à l’automne dernier, mais au rythme où celles-ci se vendent, on peut imaginer que ce sera beaucoup plus d’ici la fin de l’année. Et encore plus l’année suivante.
Déjà, les lecteurs de La Presse possèdent plus de tablettes que la moyenne de la population, alors on peut imaginer que le bassin de lecteurs potentiel est très grand, surtout avec une application gratuite.
Bien honnêtement, j’ignore quel est exactement ce lectorat potentiel de La Presse+, mais une chose est certaine: celui-ci n’a pas fini d’augmenter. Pour sa part, La Presse prévoit que La Presse+ attirera 200 000 lecteurs d’ici les trois prochains mois, et 400 000 d’ici les six prochains mois.
iPad ou Android: le choix était évident
Plusieurs personnes sont déçues que La Presse+ ne soit pas offerte sur Android (ne vous en faites pas, cela viendra), mais force est de reconnaître que c’était à prévoir.
Comme je le répète dans chacun de mes tests de tablettes, Apple domine ce marché, et même si Android rattrape iOS, l’iPad devrait mener pour encore un certain temps.
Considérant que l’équipe de développement n’avait pas des ressources illimitées (quoiqu’on le dirait, des fois!), le choix de l’iPad comme première plateforme était donc évident.
Puisqu’on est sur le sujet, il est évidemment dommage que l’iPad 1 ne soit pas compatible avec La Presse+, mais je ne peux pas dire que j’en sois particulièrement surpris. L’iPad a beaucoup évolué entre sa première et sa seconde génération, et voilà maintenant un bon bout que de plus en plus d’applications ne sont plus compatibles avec la première tablette d’Apple.
Si le modèle de La Presse+ fonctionne, les jours de La Presse en papier seront probablement comptés.
D’ailleurs, le quotidien ne le reconnaitra probablement pas (tout de suite) ouvertement, mais celui-ci préfèrerait déjà que ses abonnés papier (payants!) passent vers La Presse+, même gratuite, plutôt que de recevoir leur journal tous les jours. C’est tout dire.
Évidemment, les vieilles habitudes sont difficiles à défaire, et ce n’est pas tout le monde qui a un iPad à la maison.
Mais considérant qu’un iPad mini est rapidement payé si on annule son abonnement à La Presse, plusieurs lecteurs qui ne possèdent pas de tablette pourront probablement être convaincus de faire le saut assez facilement.
Les nouvelles technologies ne remplacent jamais les anciennes du jour au lendemain. Je crois que le journal papier va donc rester avec nous pour encore longtemps. Mais La Presse papier? Ça, j’en suis beaucoup moins convaincu.
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