Simplicité volontaire (dossier: Plantés, Jobboom)
Imaginer sa mère devant un logiciel ou embaucher des nuls pour tester un nouveau gadget : toutes les méthodes sont bonnes pour concevoir un produit techno à l’épreuve des plus maladroits d’entre nous.
Si les techno-nuls ont de la difficulté avec les nouvelles technologies, ce n’est pas toujours leur faute. «Il n’y a pas de mauvais utilisateurs, il n’y a que de mauvais designers», affirme d’emblée Philippe Lemay, professeur spécialisé en nouvelles technologies à l’École de design industriel de l’Université de Montréal. Pour lui, c’est aux concepteurs de s’assurer de la simplicité de leurs produits, et non aux utilisateurs de s’y adapter.
Les entreprises technos le font d’ailleurs de plus en plus – mais pas encore suffisamment, estime-t-il –, notamment en intégrant des utilisateurs normaux à toutes les étapes de la conception d’un nouveau produit technologique, qu’il s’agisse d’un agenda électronique, d’un ordinateur de poche, d’un téléphone ou d’un appareil combinant tous les trois!
En plus d’offrir une expérience plus agréable aux utilisateurs, simplifier leurs produits rapporte aux entreprises. «Fabriquer un produit simple abaisse les coûts de production, de service à la clientèle et de réparation», explique Randall Martin, directeur du centre de design pour les produits PC d’Hewlett-Packard. En effet, Monsieur Tout-le-monde risque moins de briser son imprimante sous garantie s’il sait s’en servir du premier coup que s’il doit appuyer sur tous les boutons dans l’espoir de la mettre en marche.
Intégrer l’homo techno-nulitis
«Nous rencontrons des utilisateurs dès le début de la production d’un nouveau logiciel, bien avant que la première ligne de code ne soit écrite, pour savoir ce dont ils ont besoin», explique Leslie Johnson, conceptrice principale d’interfaces utilisateurs chez Intuit Canada, une société qui se spécialise dans les logiciels de comptabilité et de finance.
Au fur et à mesure que la conception d’un nouveau logiciel avance, Intuit réinvite dans ses laboratoires des utilisateurs pour vérifier son efficacité et sa simplicité. Puisque ses produits s’adressent à des utilisateurs intermédiaires, l’entreprise fait appel à des gens possédant certaines connaissances informatiques.
Chez Hewlett-Packard, qui conçoit des produits grand public comme des imprimantes et des ordinateurs, ce sont tous les types d’utilisateurs qui sont invités à essayer les nouveaux produits, dont beaucoup de «novices», qui n’ont peu ou pas d’expérience avec l’informatique.
«On leur demande de sortir le produit de son emballage, de l’installer et de s’en servir», explique Randall Martin. Personne n’arrive à installer les cartouches d’encre? C’est donc qu’il faut retourner aux planches à dessin et concevoir un mécanisme plus convivial.
Le design d’un produit techno ne s’arrête toutefois pas une fois qu’il se retrouve sur les tablettes des magasins, puisque les compagnies font également des études chez les utilisateurs après sa mise en marché.
Avec son programme Follow me home (Suis-moi à la maison), Intuit Canada visite, par exemple, une vingtaine de clients par année, qui ont accepté d’être contactés lors de l’enregistrement électronique de logiciels comme ImpôtRapide. «On envoie seulement trois personnes à la fois afin de ne pas être trop envahissants», précise Leslie Johnson. Les employés d’Intuit observent l’utilisateur à l’œuvre à la maison et notent tout ce qu’ils peuvent, du temps qu’il faut pour remplir une déclaration fiscale, aux questions que les gens se posent, en passant par les formulaires qu’ils ont de la difficulté à comprendre.
«On peut proposer des améliorations au logiciel à partir de ces observations», explique la conceptrice et chercheuse. Intuit Canada a ainsi simplifié ImpôtRapide en rendant certains formulaires électroniques identiques aux formulaires T4 des Canadiens, avec les cases aux mêmes endroits, car plusieurs utilisateurs avaient de la difficulté à les remplir.
Standardiser les produits
Les concepteurs possèdent plusieurs autres outils pour simplifier leurs produits technologiques. L’un d’eux, selon Philippe Lemay, est la standardisation des interfaces. C’est pour cette raison que les logiciels possèdent presque tous des menus «Fichier», «Édition» ou «Affichage».
Cette standardisation se retrouve également dans l’emploi de symboles visuels. Dans la conception de Mon coach personnel : je garde la ligne, un jeu d’Ubisoft où les utilisateurs peuvent notamment calculer les calories qu’ils mangent et celles qu’ils dépensent, la productrice Caroline Martin a choisi d’utiliser des symboles connus pour son logiciel : un crochet vert quand on accepte et un X rouge quand on refuse. «Les mêmes symboles qu’à la petite école», fait-elle remarquer.
Pour elle, il était important que l’interface de son jeu soit claire au point où les utilisateurs (qui sont surtout des néophytes) n’aient jamais à se poser de question. «S’ils hésitent sur ce qu’ils doivent faire, leur expérience ne sera pas agréable», résume la productrice.
Pour s’assurer de cette simplicité, elle a organisé des groupes échantillons avec des participants qui n’avaient jamais tenu de console dans leurs mains et elle les a observés en train de jouer. Et comme beaucoup de conceptrices, Caroline Martin avoue se demander régulièrement si sa mère (une novice) comprendrait tel ou tel aspect du logiciel pour guider ses décisions!
Facile à apprendre, difficile à maîtriser
Simplifier c’est bien, mais les concepteurs doivent également s’assurer que le produit conserve toute sa puissance : 60 boutons pour une télécommande de télévision c’est peut-être trop, mais un seul limiterait sûrement ses fonctions. Pour résoudre ce problème, les compagnies essaient de créer des produits «faciles à apprendre, difficiles à maîtriser», pour reprendre une expression utilisée dans le domaine des jeux vidéo qui indique qu’un joueur peut comprendre rapidement les rudiments du jeu, mais a besoin de beaucoup d’entraînement avant d’en saisir toutes les astuces.
Ainsi, il est possible de cliquer sur l’option «Annuler» sous le menu «Édition» dans la plupart des traitements de texte, mais un utilisateur un peu plus avancé préférera se servir du raccourci «contrôle Z», donne en exemple Philippe Lemay de l’Université de Montréal. Certains logiciels masquent également les options avancées par défaut afin d’apprivoiser leurs utilisateurs novices. Une fois que ces derniers ont maîtrisé les rudiments, ils peuvent ensuite explorer ces options s’ils désirent exploiter un peu plus le logiciel.
Évidemment, même un design qui prend les utilisateurs en considération ne transformera pas un techno-nul en génie de l’informatique. Mais si ça peut éviter quelques sacres et crises de nerfs, c’est déjà un pas dans la bonne direction.
Publié en juin 2008, Jobboom Magazine
Lire la suite du dossier Plantés, par Dominique Forget et Maxime Johnson, coordination Pierre Frisko